Certes la crise climatique a été depuis longtemps annoncée mais qui saurait en prédire les effets sur telle ville de Californie, du Bassin parisien ou de la Côte d’Azur ? Pourtant, à Romorantin, dans le Loir-et-Cher…
Les enchaînements climatiques inattendus appellent des réponses en termes d’aménagement urbain, nous obligeant donc à repenser l’urbanisme. L’urbanisme contemporain, hérité de l’urbanisme au Maroc des années 1920-30 (Prost, Forestier, Léger) et du « comprehensive planning » américain des années 1960-70 (structure d’objectifs, zonage foncier, prévisions) suppose une capacité de prévision des évolutions démographiques, économiques et de circulation, et l’adhésion sans faille des autorités locales au volontarisme de ses conclusions. Cela permettait de définir des programmes d’architecture pour des quartiers ou des sites urbains censés contribuer à la réalisation des prévisions inscrites dans des schémas de structure.
Toutefois, ces hypothèses n’ont pas été vérifiées au cours du demi-siècle qui a suivi et, en dépit des lois qui régissent de la même façon le développement des villes en France, la région parisienne et les « métropoles d’équilibre » se sont écartées des schémas directeurs qu’elles s’étaient donnés.
Se souvenir, par exemple, du remarquable effort de planification de la région parisienne entrepris sous la direction de Paul Delouvrier. Elle s’appuyait sur le chiffrage de « l’évolution prévisible de l’économie et de la démographie de cette région », avant d’introduire les objectifs et le schéma directeur comprenant deux lignes parallèles de villes nouvelles destinées à mettre un terme au développement concentrique de l’agglomération. La situation présente ne ressemble pas au futur qu’il dessinait.
Le changement climatique a rendu encore plus difficile nos efforts de prévision. Nous ne savons pas prédire ses effets sur l’agriculture, la pêche, les ressources énergétiques, la démographie et la répartition de la population sur le territoire. Comment peut-on imaginer que les formes de changement de villes bien plus petites que l’agglomération parisienne seraient prévisibles ? Il nous faut pourtant changer ces villes pour rendre les nouvelles conditions climatiques vivables. Un changement de paradigme s’impose à l’urbanisme.
Une chose me paraît certaine : nous devons renoncer à la démarche technocratique de la conception des programmes et des plans et lui substituer une démarche politique.
La transformation de Romorantin : un exemple concret de démarche politique
La démarche d’évaluation inventive offre une nouvelle approche. Elle a été mise au point à partir des demandes de Jeanny Lorgeoux, le maire de Romorantin et mise en œuvre depuis dans d’autres villes.
Pour commencer il faut présenter les évènements qui ont conduit à cette demande.
La mairie avait acquis pour un euro symbolique le site industriel d’une ancienne usine située entre le centre-ville et la Sauldre, la rivière qui traverse la Sologne, et Romorantin. Le site de six hectares comportait en son centre des halles industrielles en béton conçues par Hennebique en 1902 et classées monument historique. La mairie souhaitait y construire un nouveau quartier d’habitation autour de ce joyau architectural célébrant la mémoire du monde ouvrier. Un promoteur avec qui je travaillais me demanda de faire une proposition car il prévoyait que de nombreux Parisiens seraient heureux d’acquérir une maison au bord de la Sauldre dans un cadre champêtre proche du centre-ville.
Bernard Lassus que j’avais appelé fit plusieurs propositions qui éliminaient les bâtiments industriels non classés afin de créer de nouveaux îlots urbains inscrits dans une grande promenade destinée à permettre aux habitants de Romorantin de se promener depuis le centre-ville à travers les îles et les nouveaux quartiers dans un paysage de Sologne. Ce plan d’urbanisme du 23 mai 2007 se heurta à un double refus : celui du maire car il sortait du site industriel, et celui de l’architecte des bâtiments de France car il détruisait le contexte industriel des halles classées, notamment les bâtiments formant l’enceinte du site.
De nouveaux promoteurs furent appelés et je fus mis en situation de trouver un compromis entre leurs attentes, celles du maire et celles de l’architecte des bâtiments de France. C’est ainsi que j’ai inventé avec ce dernier la transformation de bâtiments industriels formant l’enceinte nord du site en logements de personnes âgées, construits dans un volume et des matériaux évocateurs de la présence sensible des anciens bâtiments dont la transformation en logements était impossible.
Après avoir donc renoncé à un grand projet de paysage urbain, nous avions inventé un principe (pas encore un projet) de construction partielle à partir du croisement de l’évaluation au titre de la politique municipale par le maire, de l’esthétique par l’ABF et de l’économie par un promoteur.
Première phase de l’évaluation inventive (2008-2015)
Nous en étions là, en mai 2008, quand les choses se compliquèrent. Le promoteur initial souhaitait toujours construire des résidences secondaires en bois le long de la Sauldre quand la sous-préfète nous apprit que de nouveaux règlements allaient s’appliquer sur le site réduisant radicalement les surfaces constructibles car il était inondable. Constatant que l’opération ne serait pas financièrement profitable, le promoteur qui portait le projet d’aménagement se retira.
La situation semblait irrémédiable. Le maire de Romorantin prit directement les choses en main et je proposais de reconduire la démarche de négociation précédente en élargissant l’évaluation aux risques d’inondation. Cette « évaluation inventive » consiste en un travail de maïeutique architecturale que j’ai conduit en m’appuyant sur un bureau d’études en hydraulique.
Il a consisté à explorer des possibilités d’invention architecturale avec chacun des acteurs concernés (le maire, l’ABF, le DDT et les promoteurs), le plus souvent en tête à tête, mais en m’assurant que tous étaient au courant de chaque petit pas. Au départ chaque acteur évaluait la situation d’un point de vue singulier et limité rendant un accord improbable mais, l’invention étant collective, les évaluations furent partagées et firent à la fin l’objet d’un consensus. Cela permit de produire un schéma des emprises en février 2009 faisant l’objet d’un accord entre toutes les parties prenantes.
La poursuite de cette démarche d’évaluation inventive aboutit à la construction de deux immeubles d’habitation, d’une bande de maisons mitoyennes évoquant la forme d’un ancien bateau-lavoir et d’un jardin municipal intérieur, ainsi qu’à l’aménagement intérieur de la halle Matra par une agence de Romorantin et à l’occupation de cet ensemble en 2015.
Deuxième phase (2015- 2019)
L’opération semblait destinée à faire une pause lorsque survint en juin 2016 une crue d’1,45 m, soit 45 cm au-dessus des plus hautes eaux connues. L’évaluation inventive avait conduit à un projet devant résister à une crue de 1,50 m tout en ralentissant les eaux à l’arrivée et en favorisant leur évacuation complète et rapide lors de la décrue. Aucun dégât ne fut signalé, même les arbustes du jardin municipal restèrent en place, et le nettoyage fut assuré en quelques jours.
Dans le même temps, le Bourgeau, un quartier ancien sur l’autre rive de la Sauldre fut durablement inondé longtemps après la décrue. Les acteurs locaux, toujours sous la direction du maire, se sentirent encouragés à poursuivre l’opération au plus près de la Sauldre, et une seconde phase d’évaluation inventive fut engagée. Elle aboutit à la construction d’un second « bateau-lavoir » et à la transformation de l’ancienne chaufferie de l’usine en bar au bord de l’eau ainsi qu’à l’aménagement de l’ancienne Porte des Béliers qui reliait le centre-ville au site industriel. Ces chantiers furent terminés en 2019.
Troisième phase (2017-2021)
La crue de 2016 avait suscité de l’angoisse chez beaucoup d’habitants, en particulier chez les habitants du Bourgeau où les eaux, retenues en casier, se sont maintenues autour des maisons longtemps après la décrue. Ensuite, des responsables de services publics ont affirmé que cette inondation exceptionnelle ne se produirait qu’une fois tous les mille ans, assurant qu’il n’y avait donc pas lieu de se prémunir vis-à-vis de son retour.
La dénégation des changements du climat a une force incantatoire. Bien qu’elle ne fût pas unanimement partagée, l’écho qu’elle avait dans la population inquiétait le maire. Il refusa d’y céder. La maison des jeunes, installée au Bourgeau dans un ancien moulin à l’embouchure d’un petit bras et du cours majeur de la Sauldre avait été saccagée par l’inondation qui s’était élevée d’1,60 m au-dessus du plancher de rez-de-chaussée.
A la suite d’un concours, la rénovation me fut confiée. Cet établissement contribue à la formation de la culture de la jeunesse locale et son emplacement en fait un lieu idéal d’éveil à la connaissance de la vie de la rivière. A propos de ce projet, il suffit de rappeler que la rénovation de la MJC a entraîné une transformation complète du sol alentour et des débouchés du petit bras vers la Sauldre, assurant la transparence hydraulique de l’ensemble.
Quatrième phase (démarrage en 2023)
L’action de l’Etat se transforme et les attitudes des responsables à Romorantin sont plus ouvertes à la transition écologique. L’évaluation des défis qu’elle pose à la ville et à ses habitants se modifie. Le maire estime aujourd’hui que le moment est venu de mettre en œuvre la politique de prévention des risques d’inondation à laquelle il pensait depuis quelques années et d’en faire un support de transformation de la culture urbaine de Romorantin.
En 2014 la ville avait acheté le Clos de l’Arche nord, un espace de prairies abritant des espèces rares, afin de permettre aux Romorantinais d’avoir accès à la flore d’une zone humide. Envisagé d’abord comme lieu de loisir, il pourrait devenir une réserve de nature.
Le 31 mai 2016, avait été signalée une inondation provoquée par la Nasse, un ruisseau qui court d’un étang à l’autre, longe le Clos de l’Arche, la rue Auguste Vacher, et achève sa course, en partie souterraine, en se jetant dans la Sauldre. Elle inonda cette rue, puis l’école des Tuileries toute proche dont le maire ordonna aussitôt l’évacuation. Face à la montée des eaux, la station d’eau potable de la ville s’arrêta, 900 foyers furent privés d’électricité, 300 personnes évacuées et 58 militaires de la sécurité civile de Nogent-le-Rotrou mobilisés pour venir en aide aux sinistrés.
Ce n’est pas le lieu de revenir sur l’ensemble des mesures de protection des habitants qui furent prises mais il faut noter que les habitants du Bourgeau et de l’île Marin furent parmi les premières victimes. Deux ans plus tard des habitants racontaient que la moindre pluie leur faisait encore peur. Une telle vie n’est pas possible. Il s’agit donc, comme pour la MJC, de protéger les habitants les plus exposés tout en aidant toute la population à se familiariser avec les nouvelles humeurs de la rivière et à en apprécier la vie. Tout le cours de la Nasse, enterré par endroits, et l’urbanisation alentour exposée aux risques d’inondation doivent donc faire l’objet d’un réaménagement en corridor écologique minimisant les risques d’inondation, depuis les étangs en amont du Clos de l’Arche jusqu’à la Sauldre.
L’attention pour le Bourgeau pose des problèmes d’une autre nature : le quartier est construit en dessous des plus hautes eaux de la Sauldre et il est particulièrement victime de la lenteur de la décrue. Enfin le maire envisage de créer un parcours paysager qui formerait une boucle reliant le centre-ville, le musée de la Sologne, la MJC, le Bourgeau et les îles formées par la Sauldre avant de se refermer sur le quartier Matra. Il s’agit de faire de la rivière, de ses bras, et de ses îles et des lieux culturels et des maisons anciennes qui s’y trouvent des lieux de promenade populaire, de familiarisation avec ses sautes d’humeur et la vie des non-humains qu’elle abrite.*
Éric Daniel-Lacombe
Architecte DPLG, Professeur titulaire de la chaire « Nouvelles Urbanités face aux risques Naturels : Des abris-ouverts » à l’École Nationale Supérieure d’architecture de Paris-la Villette.
* Lire la chronique Evaluation inventive ou l’esquisse d’une nouvelle approche de l’urbanisme