La Chaire "Nouvelle Urbanités face aux risques naturels : des abris-ouverts"

Vers une architecture urbaine plus vivable à l’écart de la mer

Inondation de Fort Myers et ses environs. Les îles de Sanibel et Captiva, en rouge à l’ouest ; un peu plus à l’est en jaune et rouge Pine Island, et au-dessous en rouge la plage de Fort Myers. @Earthstar Geographics

Comment réagir face au trait de côte qui recule inexorablement ? L’exemple des stations de
sports d’hiver souligne l’importance de l’aménagement des infrastructures et la nécessité d’une planification à moyen et long termes de leur mise en place.

Au bord de la mer des mondes infinis, les enfants se rencontrent. La tempête erre dans le ciel sans chemin, les navires font naufrage dans l’eau sans sillage, la mort est ailleurs et les enfants jouent. Au bord de la mer des mondes infinis se tient le grand rendez-vous des enfants.
Rabindranath Tagore, Au bord de la mer

Nous autres humains, aujourd’hui sédentaires, il nous faut apprendre la lente mobilité du monde en devenir. Nous n’avons cessé d’avancer sur la mer. Elle revient en force. Il nous faut apprendre à prévenir sa violence.

Le 23 mai 2021 une publicité vantant les mérites des dix meilleurs endroits où habiter à Fort Myers (Floride – USA) vantait en termes lyriques les charmes des nouveaux développements urbains, comparables à ceux de Key West au sud de la Floride, sur les îles de Sanibel et Captiva qui venaient d’être réunies à la terre par une chaussée construite sur une longueur de 5 kilomètres. « Si vous recherchez une communauté trépidante avec restaurants, boutiques, une école sur place et un centre communautaire, alors Sanibel est pour vous. Mais si vous recherchez plutôt l’ambiance d’une tranquille cité balnéaire, venez à Captiva » (1).

En septembre 2022 Fiona, un ouragan de force 4, s’est rendu à l’invitation, et les télévisions américaines ont diffusé en boucle les images des îles dévastées, invivables (ordre a été donnée de faire bouillir l’eau). Cinq pans de la chaussée ont été emportés par la mer, nul ne pouvait plus ni y entrer ni en sortir. Sachant que 18% des habitants de Floride n’ont pas d’assurance inondation, il se peut pourtant que des compagnies d’assurances de Floride ne survivent pas à l’événement. (2)

Il ne faut plus habiter le long des côtes, tout au contraire il faut s’en écarter le plus possible et évacuer les habitations et les établissements humains qui s’y trouvent. D’aucuns pensent souvent à la montée générale du niveau de la mer, oubliant que la tempête Ian a surélevé temporairement la mer d’un mètre quatre-vingt, inondant la ville de Fort Myers, détruisant les commerces, les maisons particulières, les voitures, les réseaux d’eau et d’électricité. Les pluies déversées ont inondé des terres à 40 kilomètres de la côte et fait sortir une rivière de son lit sur 300 mètres sur chaque rive, sans que les eaux aient pu se retirer huit jours plus tard. (3)

Fort Myers après l’atterrissage de l’ouragan Ian le 29 septembre 2022 @ThePressFree

A quel horizon faudrait-il commencer à reculer dans les terres ?

Certes la France n’est pas l’Amérique. Elle n’en a ni le climat ni les moyens pour s’en protéger. Nous devons donc faire preuve de plus de prudence. Nombre d’Américains, en Floride notamment, nient le changement climatique. La ville de Miami qui a subi de nombreux ouragans, et dont les rues sont fréquemment inondées lors des grandes marées, n’a cessé de bétonner sa façade Atlantique. Devons-nous suivre leur exemple ?

Notre confort n’a guère été affecté par le spectacle des incendies de forêt en Californie, puis au Portugal ces dernières années. Qui eut cru que les mégafeux des Landes se produiraient cet été ? Il sera objecté que les tempêtes mortelles ne sont pas si fréquentes en France. Ian, le pire ouragan qu’ait connu la Floride, vient d’y faire officiellement 83 morts, “cela ne nous arrivera pas”.

Avons-nous oublié les 81 morts dans le Nord et l’Ouest de la France, du 25 au 27 janvier 1990 ; les 92 morts dans le Nord et le Centre, les 26 et 27 décembre 1999 ; les six morts dans le Sud-Est le 20 septembre 2000 ; encore six morts en région parisienne le 17 décembre 2004 ; et 12 morts en Aquitaine le 23 janvier 2009, pour ne rien dire des forêts dévastées et des dégâts matériels que ces tempêtes ont provoqués ?

Les scientifiques ne cessent de le répéter : notre lutte contre le changement climatique a commencé trop tard et trop mollement. Les calamités qui nous attendent au cours du XXIe siècle sont sans commune mesure avec ce que nous connaissons à présent. Il faut amorcer dès aujourd’hui le recul face à la mer. Le renouveau de l’architecture y apportera une vie meilleure dans un climat plus rude.

Vers de nouveaux accords entre la mer, la nature terrestre et les humains

La tempête, c’est une énergie immense qui mobilise le vent, la mer, la pluie et les rivières. Elle érode les côtes, détruit les ponts et les routes, emporte les bateaux dans les terres, fait voler les toits des maisons, ruine les installations électriques, les réserves de nourriture et de marchandise, le mobilier des rez-de-chaussée, et les ascenseurs des immeubles. Elle abat des arbres qui détruisent les lignes électriques mais dans l’ensemble les palmiers résistent mieux que nos aménagements.

Il faut donner de l’espace à cette énergie déferlante avant qu’elle n’atteigne les domaines habitables. Cela signifie qu’il faut renoncer à habiter de façon permanente les petites îles côtières et reculer loin derrière le trait de côte les installations durables que nous habitons. Mais il ne suffit pas de rendre les îles aux oiseaux et les côtes à la nature, en effet le changement climatique a déjà commencé à rendre obsolescents nos anciens équilibres écologiques dans de nombreux endroits, car les insectes et les oiseaux, les animaux terrestres comme marins et les végétaux qui entretenaient des relations symbiotiques ne se déplacent pas à la même vitesse vers le Nord.

Pour pallier la rupture de ces équilibres, il nous faut aider la nature à en créer de nouveaux. Il faut donc préparer l’habitat de nouvelles espèces vivantes comme, pour des raisons tout autres, nos ancêtres ont préparé l’habitat des céréales, de la plupart de nos arbres fruitiers, de nos chevaux, de nos vaches et de nos poules. Un travail immense attend les écologistes, les géologues et les physiciens afin de définir les conditions dans lesquelles les domaines humains pourront être mis hors de portée des atteintes directes de la mer et des inondations, et d’y préparer l’habitat d’une nouvelle nature.

Il ne s’agit pas de créer un désert, d’interdire les plages et les bateaux mais, au contraire, de mettre progressivement en place de nouveaux lieux et de nouvelles formes de rencontre entre les humains et les non-humains comme l’avait fait Fernando Chacel (1931-2011) à partir de 1995 dans la plaine côtière de Jacarapaguà au sud de Rio de Janeiro. Entre la mer et l’urbanisation récente, il avait conduit la reconstitution de la mangrove, d’un accès limité à des tours d’observation, et la création d’un milieu naturel, visitable par les humains, inspiré par l’écologie des restinga (un biotope complexe établi sur les dunes mitoyennes des mangroves) qui sépare la mangrove des zones habitées par les humains. (04) L’architecture doit y préparer des conditions de rencontre entre les humains et les non-humains favorisant la présence des non-humains et leur discrète observation par les humains.

Changer d’imaginaire, remonter l’habitat plus haut dans la ville

Les villes portuaires se sont généralement installées au bord de la mer, et souvent leur centre urbain ou leurs principales promenades lui font face. Mais, s’y trouvent aussi des zones quelquefois très étendues gagnées sur la mer par des remblais sur lesquels ont été construites des activités économiques et des habitations. Il faut s’attendre à y trouver des lieux particulièrement exposés, notamment lorsqu’ils sont longés ou traversés par un fleuve. Qu’il s’agisse de l’une ou de l’autre de ces zones, leur déménagement dans son ensemble n’est nulle part envisageable. En revanche, certains quartiers y sont plus exposés que d’autres, non seulement aux risques de submersion ou d’inondation mais aussi à d’autres risques économiques ou sociaux.

Pourtant les habitants qui vivent près de la mer sont souvent prêts à y demeurer jusqu’à la fin de leur vie, n’ayant pas d’alternative désirable où habiter. Il faut donc étudier à la fois les avantages qu’ils retirent de leur présence dans un espace exposé près de la mer, et les inconvénients des alternatives éventuellement limitées qu’ils peuvent envisager. En soulignant cette double dimension du changement, je souhaite attirer l’attention sur l’écologie humaine des villes, et sur les mosaïques qui les constituent.

Au lieu de traiter une ville côtière comme un pavage de zones de densités différentes dont les seules variables importantes pour les urbanistes seraient le prix du sol et son coefficient d’occupation, il convient au contraire de voir ces villes comme des enchevêtrements de biotopes humains formant des unités entretenant des liens lâches entre elles. Il appartient alors à la collectivité locale, à son entité politique, de définir les conditions dans lesquelles l’un de ces biotopes humains pourrait trouver avantage à se reconstruire plus haut dans la ville.

Cela suppose la définition d’un lieu d’accueil, et ici aussi la création de nouveaux liens avec les entités habitantes voisines du lieu d’accueil dont l’accord sera d’autant plus facile qu’elles y trouveront un bénéfice dans l’immédiat ou dans l’avenir. Afin de réfléchir à ces transformations, il importe de renoncer à l’image illusoire de la ville comme un tissu social continu et en reconnaître la parenté profonde avec les mosaïques végétales discontinues enrichies par les relations entre elles qu’établissent les animaux qui y vivent.

Cela peut paraître étrange mais, pour faire face aux transformations dues au changement climatique, il nous faut changer d’imaginaire. Il nous faut imaginer la ville entre canicule et inondation, entre le vent froid et la chaleur étouffante, entre les pluies diluviennes et les coupures d’eau. Il faut penser des formes d’habitat où l’architecture protège des intempéries et permet de profiter des jours plus cléments. Il faut concevoir des formes d’habitat qui encouragent la solidarité dans la vie quotidienne, et non pas seulement lors du nettoyage des dégâts au lendemain d’une catastrophe.

Déplacer les ports et les zones de loisir

Il y a des ports que nous ne déplacerons pas, parce qu’ils abritent des navires exigeant un grand tirant d’eau et d’une masse telle qu’elle peut résister aux tempêtes les plus fortes. Il faudra sans doute en rehausser les quais et renforcer les jetées mais on ne les fera pas remonter dans les terres.

Epaves de bateaux échoués après le passage de Ian en Floride, le 29 septembre 2022 (Photo ATLANTIC)

Cependant, nous savons que les ports de bateaux de plaisance et ces bateaux eux-mêmes sont exposés à de graves avaries. Les vaisseaux abandonnés sont une source de danger quand ils deviennent des embâcles au milieu des habitations, ou des épaves, sources de pollution. Les ports de plaisance peuvent, selon les dispositions des terrains, être creusés à l’intérieur des terres au-delà de la zone de nature côtière, éventuellement en dehors de la zone urbanisée existante, dans la mesure où on est en mesure de leur assurer un chenal d’accès à la mer balisé, une profondeur de tirant d’eau adaptée aux bateaux et un sol naturel à plus de deux mètres au-dessus du niveau actuel de la mer.

Les zones de loisirs terrestres sont de natures différentes selon que leurs utilisateurs y habitent temporairement (campings) ou qu’ils n’y font qu’un passage de quelques heures (sur des plages par exemple). Les premières doivent être déplacées au même titre que les zones d’habitation, vers l’intérieur des terres au-delà de la zone côtière. Les activités des secondes ne peuvent s’accomplir qu’au bord de la mer. Il convient donc d’établir des modes de communication à partir des zones habitées (ville ou camping) vers le rivage, en ménageant des espaces de service au point de départ des modes de transport.

Telle est depuis longtemps le mode d’organisation des sports d’hiver. Il n’y a pas de magasin de sport en haut des remontées mécaniques, et supermarchés et pizzerias sont à leurs pieds. Toutefois, il serait pertinent d’envisager de nouvelles formes de loisirs favorisant la découverte et l’observation de la nature tant sous la mer que dans l’espace de nature côtier et en agrégeant les équipements nécessaires à ces fins aux stations de départ des transports vers le rivage.

Ces nouveaux modes de loisirs, faisant une place à la contemplation plutôt qu’à la consommation, se mettent lentement en place depuis plus de vingt ans. Nous pouvons encourager la construction des infrastructures légères qui permettront leur installation durable. Ainsi, faut-il aussi repenser l’architecture des campings. Les camps de mobile-homes sont régulièrement ravagés par les tempêtes tropicales et les ouragans (voyez ce qu’il en reste à Arcadia). Et il faut aussi imaginer les formes permettant des loisirs tournés vers la nature terrestre autant que maritime.

Près d’Arcadia en Floride, le 4 octobre 2022 @1001 infos

Conduire le changement

L’exemple des stations de sport d’hiver souligne l’importance de l’aménagement des infrastructures et la nécessité d’une planification à moyen et long termes de leur mise en place. Elle suppose donc la conjonction des initiatives d’élus et d’investisseurs locaux. Cela n’exclut pas le rôle de l’Etat, qu’il soit régulateur ou contrôleur de l’intérêt général, mais souligne l’importance des élus locaux car ils doivent tenir compte de la volonté des électeurs de la circonscription où ils agissent.

Ils peuvent et doivent rester les maîtres du diagnostic des changements, de la négociation des aménagements nouveaux avec les acteurs directement concernés et de la conduite des projets d’architecture, de transport et de paysage que cela implique. Sur ces derniers points la capacité à imaginer l’espace, la mobilité et les nouvelles formes de nature exigent la contribution de professionnels capables de participer à une maïeutique impliquant les intéressés dans l’invention des formes construites.

Coda : Imaginez !

« Lorsque je jette mon regard tout autour, je rencontre les ruines d’une orgueilleuse civilisation qui s’écroulent et s’éparpillent en vastes amas de futilité. Pourtant, je ne céderai pas au péché mortel de perdre confiance en l’homme : je fixerai plutôt mon regard vers le prologue d’un nouveau chapitre dans son histoire, une fois que le cataclysme sera terminé et que l’atmosphère sera rendue limpide avec l’esprit de service et de sacrifice. Ce nouveau jour pointera peut-être sur cet horizon, à l’Est, où se lève le soleil. Un jour viendra où l’homme, cet insoumis, retracera sa marche de conquête malgré toutes les barrières afin de retrouver son héritage humain égaré ».
Rabindranath Tagore
Extrait du discours sur la « crise de la civilisation » prononcé le 7 août 1940 à Santiniketan.
Traduit par Danieljean le 15 janvier 2019

Je suis persuadé qu’il existe des passages pragmatiques entre l’optimisme de façade et le pessimisme de Rabindranath Tagore. Je suis certain qu’il ne faut pas attendre la fin des cataclysmes pour préparer des jours meilleurs. Je sais aussi que les architectes disposent de compétences qui leur permettent de contribuer à l’exploration des chemins étroits qui nous y mèneront, et que la reconstruction des villes sur elles-mêmes nous aidera à améliorer nos conditions de vie en même temps que le climat se dégrade.

Éric Daniel-Lacombe
Architecte DPLG, Professeur titulaire de la chaire « Nouvelles Urbanités face aux risques Naturels : Des abris-ouverts » à l’École Nationale Supérieure d’architecture de Paris-la-Villette

Retrouver toutes les chroniques de la catastrophe annoncée

(1) https://uphomes.com/blog/best-neighborhoods-fort-myers-fl/
(2) https://abcnews.go.com/Business/hurricane-ian-cripple-floridas-home-insurance-industry/story?id=90638752 29 septembre 2022
(3) Il s’agit de la Peace river dans la ville d’Arcadia située à 85 km de la plage de Fort Myers, à vol d’oiseau (104 km par la route). Qu’une pareille catastrophe frappe une région placée sous le signe de la paix et de l’Arcadie témoigne de l’impossibilité où étaient les habitants de l’imaginer. C’est pourquoi un si grand nombre d’habitants est ruiné, faute d’assurance inondation.
(4) Fernando Chacel, Paisagismo e ecogênese (Rio de Janeiro : Fraiha, 2001)

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